29 janv. 2014

Vers le plancher et au-delà

2013 au cinéma - 1


« Tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n'agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d'état. »
Première loi de Newton.

Le mouvement rectiligne uniforme est peu ou prou l'incarnation de la pensée protolibérale. Avec lui s'entend, pour la première fois, l'individu physique comme cinétiquement autonome, corps n'ayant besoin de nul vecteur pour poursuivre à l'infini son mouvement. Le mouvement rectiligne uniforme, c'est aussi le grand vilain du dernier film de Cuarón.
Gravity est un film de mouvements. Certes. Une typographie exhaustive des corps en déplacement, boutant jusqu'à une forme d'impossible, à la fois extra-terrestre (la fluidité multidirectionnelle des objets et des gestes), illogique (caméra traversant les visières des astronautes, par exemple) et illusoire (aucun dispositif d'enregistrement ne peut enregistrer ce que Gravity enregistre, même si le film avait effectivement été tourné dans l'espace, et le plan-séquence, tout en asseyant l'impression d'une absence totale de dispositif – sorte de naturalisme refusant jusqu'à l'effet de montage – est absolument fonction d'une technique cachée, d'un complexe de dispositifs de pointe, tant numériques qu'analogiques(1)). Tout bouge dans Gravity. Mais pas seulement les corps entre eux. Ce qui fait de Gravity un pur cinématographe est le ballet incroyable de rapports entre le mouvement des corps filmés et le mouvement des caméras qui les filment. L'écriture en mouvement du mouvement. En cela le film est impossible à détester, représentant la concrétisation la plus pure, contemporainement du moins, du formalisme propre au cinéma. Sa possibilité singulière comme forme d'art, celle d'un rapport univoque d'état entre la représentation et le représentant.
Ce qu'on remarque moins est que Gravity, tout plongé qu'il soit dans la graphie du mouvement, est aussi un film malade, traversé par la totale contradiction de son élan narratif. Gravity est un film qui bouge, oui, mais qui bouge vers l'immobilité, qui tend vers l'arrêt.
La poussée de trop, le rebond mal angulé, l'absence d'attache, c'est-à-dire tout ce qui risque d'amorcer une dérive sans fin, de tracer une trajectoire hyperbolique, sont les formes de l'horreur dans Gravity. Il faut apprécier la simplicité et rendre grâce à Cuarón : jamais une perceuse s'écartant de la portée de la main n'a été un aussi grand sujet de panique. Grand survival movie où le ce à quoi il faut survivre est ce satané principe d'inertie, et son penchant psychologique, l'angoisse du mouvement infini qui fait dériver vers l'infini. Le film ne trouve donc de résolution que dans le ce par quoi le principe d'inertie peut être contré, la poignée, le câble, la bouteille de gaz, la capsule de secours et finalement, la gravité bien terrestre de chez nous autres. Aux valses rationnelles et apaisées de 2001, Alfonso Cuarón substitue la danse entropique des êtres autonomes. Aux corps sur-incarnés des autres grands films de l'année – sur-incarnés dans le capital (The Wolf of Wall Street), dans la morale (Michael Kohlhaas), dans l'affect (La vie d'Adèle), la passion (L'inconnu du lac), ou l'obsession (Spring Breakers)–, il substitue le corps théorique et universel, seul en lui-même dans sa prise avec l'espace-temps. Corps constamment en danger, constamment en lutte avec le mouvement du monde, et, à voir le visage de Sandra Bullock depuis les premières secondes du film, constamment exténué par lui.
Gravity s'avère alors un film épuisé par son principe, subjugué et simultanément terrifié par ce qu'il met en oeuvre. La contreplongée sur Sandra Bullock qui clôture presque le film est en cela la parfaite réfutation de tous les dispositifs précédents. Simultanément elle enracine, statufie le corps enfin immobile de l'actrice. L'icône que le film recherchait, c'était finalement ça. En déplaçant l'espace de l'histoire dans celui abstrait de la thermosphère pour mieux fantasmer la possibilité d'un retour sur Terre, d'une réappropriation du familier, Gravity est un film d'enfant qui voudrait "faire pouce" et mettre en pause le jeu en cours, c'est-à-dire précisément pouvoir le considérer comme jeu, comme une vue de l'esprit.

HAL dans 2001 est soumis à la même force d'inertie que les corps de Gravity. Et bien que cette inertie soit plus psychologique que physique, HAL la pousse jusqu'à la même forme de terrifiant que le font les débris, les stations spatiales, les combinaisons de Gravity. Mais on sent bien l'influence des presque 50 ans de chaos paradigmatique qui séparent l'Odyssée de Kubrick du film de Cuarón. À quel point, prenant en partie acte du même état du monde, de son équivocité monstrueuse, 2001 est une croyance dans le progrès, et surtout dans sa nécessité, là où Gravity ne fait que tendre vers le retour à un stade antérieur, à une version du monde régentée par des lois plus simples. La gravité unilatérale et surplombante de préférence aux mouvements cinétiques des atomes. Le retour au foyer chez Kubrick (puisque c'est bien de ça qu’il s'agit après tout : pour Ulysse de retourner chez lui) s'opère dans une fuite hallucinée vers l'espace au-delà, et à travers lui espère atteindre une humanité nouvelle.
À l'exacte inverse de Gravity, où le voyage n'est qu'épreuves en vue d'une réappropriation du foyer, de la récupération d'un accord perdu, 2001 est une odyssée antinomique, un voyage transcendant où le retour à est en fait un dépassement, où le foyer est un foyer à-venir, pas encore construit, et, clairement selon le Kubrick de 1968, pas encore terrestre. Ainsi des "foetus" présentés par les deux films. Le foetus dans 2001 est foetus cosmique, être nouveau. Dans Gravity, il est foetus anachronique, laissé-aller d'un adulte se rêvant momentanément en deçà de l'adulte, rêve d'un utérus retrouvé, retour à une environnement normé. Et ce que le premier imaginait semble déception pour le second.
–––
1: Pour s'en convaincre, exemple ici.back