17 oct. 2012

Écart–1

En vertu d'un amour pour le réel, Clément Rosset finit par condamner tout dispositif de la grandiloquence. La grandiloquence est l'annulation du réel à travers l'écart qu'elle creuse entre la représentation et son objet – le réel. Toute volonté de creuser cet écart apparait donc comme une incapacité à aimer le réel pour ce qu'il est. Plus on aime les représentations inadéquates (éloignées) et moins, du coup, on aime le réel. En quelque sorte, plus on fantasme ses enfants et moins, en effet, on les aime. Et si on a une représentation très éloignée de ce que sont vraiment ses enfants, on peut en venir en réalité à ne pas du tout aimer ses enfants !
Cela fait sens.
Mais on peut se demander quel genre d'art serait approuvé et quel genre serait condamné par une telle pensée. A priori, tout art abstrait, tout art formaliste et tout art conceptuel, en vertu du fait qu'ils exposent des représentations toujours médiatisées, toujours "un degré plus loin" dans l'ordre de la représentation, n'auraient aucune place dans le paradigme de Rosset.

L'amour du réel, l'allégresse, est une acceptation calme du mystère du réel ; du mystère qui préside au fait que le réel soit. Tout ce qu'on peut dire du réel est "qu'il est", et son existence à défaut d'être censée doit être vue comme positive. Au contraire, toutes les représentations du réel, qui sont toujours des doubles, tendent par leur nature même à creuser un mystère, qui est alors creusé au mauvais endroit pour ainsi dire. Le mystère s'il faut en parler, n'est pas dans les choses : il est dans l'existence des choses. Pourquoi y a t-il un ordre est une vieille question de la physique et des théories du chaos. Ce qui est inatteignable n'est pas les choses : les choses se contentent d'être, elles sont donc toujours là et accessibles ; ce qui est inatteignable est le fait qu'elles soient. Le vrai mystère est que le réel se donne sans double ; que le double, la représentation, est toujours une construction, une "valeur ajoutée" comme le dit Rosset.
La position philosophique de cette pensée se joue sur un fil. D'une certaine manière son instabilité est la raison même de la grandiloquence : comment se fait-il, alors que nous sommes assiégés par les représentations et par les représentations de ces représentations, que le réel, lui, n'en donne aucune ?
Il ne faut pas se rater ici : toute représentation creuse aussitôt qu'elle apparait un écart, certes, mais cet écart est peut-être le réel même de l'individu.

Une grande partie du travail philologique de Nietzsche tente de répondre à la question "Dans quelle limite l'individu peut-il assimiler le réel ?", ce qui chez Nietzsche équivaut à répondre à cette autre question : Qu'est-ce qui a été construit par les hommes pour palier à leur incapacité d'assimilation du réel ? Qu'est-ce qui appartient à la colonne "valeur ajoutée" ?
La morale, Dieu, la raison causale, font parties des réponses. Cependant, il s'agit toujours moins de les condamner que de les mettre à jour, et cela pour une raison simple : c'est qu'il n'y a pas d'homme en dehors de ces constructions, pas d'homme en dehors des ces doubles érigés pour un réel qui n'en demandait pas tant. Être un homme c'est trahir raisonnablement le réel. Alors l'homme accompli est celui qui saura vivre dans cet écart impraticable et l'accepter comme positif.

Par extension, tout art de l'écart – tout art conscient de se jouer dans l'écart – est donc un art du réel, alors que paradoxalement tout art du réel – qui tendrait à combler l'écart – serait un art du fantasme.