17 oct. 2012

Écart–2

L'autre solution (qui peut-être reposerait moins sur des jeux de langage qui s'ignorent) pour faire coexister une positivité du réel et un art disons "décomplexé" est de considérer l'œuvre d'art moins comme une représentation que comme un réel. Ça semble simple et ça instaurerait par là-même une vraie différence qualitative entre les images et les œuvres d'art. Un zip de Newman par exemple, semble bien se donner comme un réel simultané à sa représentation. La chose est là, simple ligne et couleurs, qui ne réfère à rien d'autre qu'à elle-même, c'est à dire qui ne réfère à rien d'autre qu'à sa présence tautologique.
Si cette corrélation totale de l'objet et de sa représentation est plus ou moins aisément envisageable dans le cas de l'expressionnisme abstrait, n'est-ce pas le fait de toute œuvre d'art, au moins lors du laps de temps où elle apparait et avant que ne s'enclenche tout le dispositif interprétatif du discours, que d'être seulement là comme une présence sans mystère – si ce n'est le mystère de sa présence, c'est à dire la gratuité qui soutient son existence.

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Si on s'accorde pour dire qu'un tableau de Barnett Newman est un tel phénomène où le réel se donne immédiatement avec sa représentation, alors cette citation de Rosset devient fun :
"Une telle coïncidence entre le réel et sa représentation a pour conséquence de priver l'intéressé du temps généralement nécessaire à la prise en considération de ce qui lui arrive : d'où une situation d'urgence, qui refuse tout délai et interdit toute délibération, et qui voue à l'angoisse ce troisième mode de la représentation du réel. La représentation immédiate du réel est ainsi la condition, ou plutôt la définition même, de la panique."

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Je crois que ce qu'on entend par l'impossibilité des œuvres d'art tient dans l'incapacité d'une contemplation durable. Si par contemplation on s'accorde pour dire qu'elle est le moment de l'inopérativité, très dissemblable donc, par exemple, de la méditation ou de l'introspection qui sont plus comme des moments de la méta-opérativité.
Alors la possibilité pour une œuvre d'art de demeurer comme telle – comme une œuvre d'art – est subordonnée à celle de suspendre le discours, de ne pas y injecter des représentations. Dès que l’œuvre représente quelque chose (un message, un souvenir, une pensée, etc.) elle n'est plus une œuvre, elle est entraînée au-delà, à mettre le pied dans l'ordre commun des outils comme le dirait Heidegger, c'est à dire dans l'ordre des choses qui ont une fonction.

Kant disait qu'il faut se forcer à prendre les individus comme des fins en soi ; à terme, la perception d'autrui comme une fin pour soi est inévitable mais c'est aussi une déviation de la nature des individus. Pour tout homme (cliché), une femme ne se conçoit comme fin en soi que lors du moment bref de son apparition, car la plus innocente des représentations d'un "usage" sexuel déplace la femme rencontrée dans l'ordre des moyens. Du coup, à moins de faire jouer la faculté de l'oubli, toute rencontre est vouée à l'échec. Non seulement l'individu n'est vu pour lui-même que lors de l'instant infra-mince de son apparition "spontanée" – pour le dire ainsi – mais il perd à jamais cette capacité à valoir pour lui-même dès qu'il est l'objet d'une représentation.
Ce n'est donc pas étonnant que chez Kant la considération morale soit toujours un échec : la moindre représentation qui s'y rapporte la fait tomber ; c'est toujours un effort, une chose que l'on perd instantanément mais qu'il faut pourtant s'efforcer de retrouver.
Il en va sans doute de même pour les œuvres d'art. Elles n'existeraient comme telles que lorsqu'on les croise, dans une sorte de vision périphérique, avant de devenir le support de représentations. L’œuvre d'art n'est pas impossible à proprement parlé : elle est une possibilité toujours perdue.
Si vite perdue qu'elle ressemble surtout à une présomption d'art.