14 janv. 2013

Ce qui est le cas

Proposition 1. du Tractactus : Le monde est tout ce qui est le cas.
Proposition 2. : Ce qui est le cas, le fait, est l'existence d'états de chose.
Ergo rapide – et sans doute peu orthodoxe – : Le fait, dont l'ensemble forme le monde, est pour les choses d'être "en état".
Simple et belle idée, et contre-mesure évidente de l'analytique à la philosophie continentale : le monde n'est pas définit comme l'ensemble des phénomènes, mais comme l'ensemble des x éprouvés en fait.
Courte liste des occurrences : fait logique, fait scientifique, fait judiciaire, fait policier, fait social, fait historique – ce dernier étant une sorte de pléonasme. C'est que le fait, à l'opposé du phénomène, est la résultante d'un accord, d'une épreuve générale. Le phénomène peut se planquer, exister dans l'ombre médiatique, et ne pas moins être actif, être existant, ne pas moins façonner. Mais d'une certaine manière on s'en fou. Comme on se fout du trauma prénatal sur lequel nos vies se sont construites. Aussi réel fut-il, il n'a d'existence que per se et n'est pas un opérateur du monde, pas tant que je ne l'ai pas éprouvé comme un fait. Revient à ne pas savoir que ses parents ne sont pas ses parents. Revient à ne pas savoir que le transistor a été inventé 10 ans avant le transistor. Who care ? Le phénomène n'est pas un fait sans être révélé, c'est-à-dire sans être un état. C'est pourquoi on parle de "phénomène hallucinatoire", c'est pourquoi les phénomènes alchimiques n'ont jamais été des faits, faute à l'absence de constat. Dans le roman éponyme d'Éric Chevillard, l'existence de Dino Egger, homme de génie qui n'a pas existé, est un phénomène dont Albert Moindre cherche à prouver le fait – un homme tel que Dino Egger a dû exister et son existence demande seulement à être constatée. Albert part à sa recherche. Évidemment, si Dino Egger avait existé, son fait serait plus facile à extirper des phénomènes… (Mais l'existence historique de Dino Egger n'est pour autant pas rendue caduque, pour ainsi dire, par sa non-existence historique. Peut-être le phénomène Dino Egger a t-il agit sur l'état actuel du monde. Si tout le monde s'en fou – à l'exception d'Albert Moindre – c'est seulement qu'il n'est pas un fait.)
Bref.
– Le fait est le résidu contractuel du phénomène.
Variante : le fait véhicule l'information que le phénomène se contente de performer.
Il est parfaitement juste dans cette optique – et profondément triste – que Wittgenstein semble n'avoir été grevé toute sa vie que par une seule peur : la peur de n'être compris de personne. Dit autrement : la peur que sa philosophie n'atteigne jamais le rang de fait.
L'anxiété perpétuelle est une évidence pour qui définit le monde comme ensemble des faits. Car on ne sera jamais bien sure d'y avoir à faire, ni d'en être un soi-même.(1)

En janvier 2012, Take Shelter se conclue sur un plan : celui d'une femme et d'un enfant partageant les visions de leur mari/père. Plan libérateur s'il en est. Après avoir éprouvé seul – et contre tous – la vision d'une catastrophe à venir, se dessine enfin pour Curtis une forme de paix. Qu'importe si, moins que le réel, ce soit la psychose qui vienne de se propager à la famille. L'important, le x libérateur, est que le constat s'érige en un constat partagé. La patrie, ou la famille, ou le home, ne se constitue pas autrement : effectif que pour autant que chaque membre en devienne le signataire. Que la menace soit réelle ou fantasmatique, anyway, il faut surtout s'accorder sur l'existence d'une chose-à-défendre. Lorsque femme et enfant reconnaissent le fait de la catastrophe, alors et alors seulement, le home est celé. Parfait abrégé de politique.
On aurait tord d'évacuer, au profit de son aspect paranoïaque et inquiétant, la pure jouissance qui a lieu dans cette équation. Jouissance d'une expérience commune. Aussi l'apocalypse postulée, prêchée, est ambivalente : destruction à venir certes, mais pour autant que quelque chose à détruire se soit formé. Au final, le compte est positif.

À l'autre bout de 2012, Searching For Sugar Man. Autre film sur l'entente – pas moins triste. Rodriguez, songwriter américain n'ayant jamais connu le succès, s'aperçoit qu'il est vénéré depuis trente ans à l'autre bout du monde. Égérie culturelle, entre autre, du renversement de l'apartheid. Plutôt : on s'aperçoit pour lui et le documentaire est l'histoire de cette réunion, de cette exhumation. Son climax aussi – aisé de comprendre pourquoi. Ni étude de cas ni portrait, le documentaire se fait vite narratif, conte ce qui est nécessaire à la bonne compréhension de la rencontre finale et ne cache plus son propre plaisir au moment de la dérouler. C'est qu'il n'est pas question de rétribuer un génie qui ne l'avait pas été à sa juste mesure. Non. La différence est grande.
La beauté de Sugar Man n'est pas celle de la beauté de son personnage principal ou de sa musique – reconnus ou non, le charisme et l'intelligence de Rodriguez ne sont pas moins que ce qu'ils sont déjà, la qualité de ses deux albums n'est pas moins que ce qu'elle est déjà. Ce n'est pas non plus la beauté crépusculaire et romantique d'un génie incompris. La beauté de Sugar Man tient à la constitution, devant nos yeux, du fait de cette beauté aux yeux de son auteur. Le rétablissement dans le bon canal de la circulation d'une information. Auteur et public sont rétablis à la juste place du contrat culturel et chacun peut remercier l'autre.
Lorsqu'on demande à Rodriguez "ce que ça lui fait" – de découvrir qu'il est une figure musicale importante et que ces albums se sont vendus à plusieurs centaines de millier d'exemplaires depuis 30 ans – Rodriguez n'est pas capable de répondre. Il semble parfaitement honnête. Et comment le pourrait-il ? On ne peut partager que des faits.

Au même bout, 4:44 Last Day On Earth, de Ferrara. Le film capitalise presque sur le plan final de Take Shelter. Sorte de préquel domestique.
Que fait-on une fois le constat apocalyptique établi par la communauté ?
Hé bien, on téléphone beaucoup, on skype beaucoup, on discute beaucoup. On appelle sa mère, ses enfants, ses amis, son ex-femme. On actualise ses liens. Même ceux, étroits, qui nous lie à notre livreur de pizza favori. On vérifie qu'on est d'accord. Comme Rodriguez et son public, on se salue. Comme Curtis et sa femme, on rentre à la maison. Et on semble en tirer une certaine tranquillité – sachant que c'est à l'apocalypse qu'on fait face, c'est même plus que de la tranquillité.
Seul dysfonctionnement : lorsque la petite ami surprend son amant avouer à son ex-femme qu'il n'a aimé qu'elle. Alors retour de la peur. La tranquillité n'est pas menacée par la fin de l'amour – par le fait très clair que notre amour vit ses dernières 4 heures et 44 minutes. Plus grave, plus angoissant : que cet amour dont on parle ne soit pas considéré comme tel par les deux parties en charge. Qu'il ne fasse pas fait.

L'angoisse de Wittgenstein n'est pas d'être incompris, Rodriguez ne semble pas atterré par le manque de retour sur sa carrière musicale. "J'ai fait de mon mieux" dit-il sereinement. Curtis n'est pas peiné par la possibilité que ses visions soient purs fantasmes. Ce qui angoisse Curtis comme Wittgenstein est l'éventualité que l'information qu'ils véhiculent, pour autant qu'ils la croient pertinente, ne trouve pas son canal adéquat.
Aisé, à partir d'ici, de faire un rapide tour d'horizon sur le statut émotif actuel qu'entoure le partage de l'information.
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1: Wiggenstein pensait qu'il était du devoir de chaque homme, et seule véritable œuvre, d'écrire une autobiographie. En un sens, présenter au tribunal des faits le phénomène particulier de l'existence individuelle. back