11 déc. 2012

Atonalité et postmodernisme Sud-coréen

À l'œuvre dans les deux films de Hong Sang-soo, une décontextualisation étrange : on y traverse toutes les situations avec le même sourire indéterminé. Dans The Day He Arrives, ruptures comme balbutiements amoureux, amitiés, carrières et toute la gamme des small-talks sont traversés sur un même degré d'inquiétude. Ce degré, paraissant précisément être toujours le même, en devient inquantifiable. Adage proto-xénophobe de l'asiatique : celui qui souhaite votre mort avec le même sourire aux lèvres que lorsque qu'il vous a précédemment souhaité tout le bonheur du monde. Sans conteste il y a une pratique coréenne de la politesse et de la conduite civile qui se traduit mal à un regard occidental non informé, et le bon sens préconiserait qu'on s'arrête là, sur l'effectivité d'un gap culturel. Si ce n'est que la caméra elle-même semble d'accord sur le constat, obligée de zoomer manuellement sur les scènes à la manière d'un recadrage live.
Méthode archaïque de la construction d'un point de vue – celle des débuts de la télévisions ou des films amateurs de l'ère pré-iMovie – mais seule méthode d'assurance valable dans une œuvre où règne la désynchronie entre le filmé et le récit. Confiance vacillante dans la capacité de la scène à promouvoir par elle-même son importance, ergo : on surligne au fluo. Histoire-de. Et papa, dans le film d'anniversaire, zoome sur la petite Emma qui joue. Qu'on ne confonde pas ce film-là avec un film sur le petit Édouard – qui pourtant sur le même plan, joue avec le même entrain que sa sœur.
Obligée de se salir dans la narration, la caméra doit reprendre en main la formulation d'une diégèse et d'une hiérarchie qui ne se trouvent pas, et le sourire univoque du protagoniste de The Day n'est plus seulement une caractéristique culturelle, il est le médiat d'un manque : c'est qu'il n'y pas d'exergue en-soi. On n'est jamais sûr d'avoir là un drame, une parodie, une falsification, jamais sûr que la chose compte. Peut-être – ou pas – mais surtout : qui s'en fou ? Faire preuve d'un même intérêt pour toute chose, c'est, aussi, leur présenter le même inintérêt – délit social du papillonnage.

Alors faute de pouvoir compter sur la narrativité immanente d'un récit qui ne veut pas en prendre la forme, ne restent que situations ponctuelles et rencontres hasardeuses, que des unicités soumises à réactualisation. Ainsi le "premier" baiser entre deux parties dont l'une a oublié qu'il a eu lieu, ne compte pour tel que parce qu'il est l'objet d'un second réengagement. Le nom du bar dans lequel on va finir sa soirée doit être répété à chaque fois par la voix-off comme s'il été énoncé pour la première fois, et il faut rejouer le même morceau de piano face au même public, car puisqu'on n'est jamais certain que la chose soit signifiante, on ne peut laisser l'intention se terrer dans l'intentionnalité – elle doit être performée autant de fois que la situation le veut. C'est pourquoi on a beau ne plus être ensemble, il faut tout de même se voir ou s'échanger des messages, s'accorder sur l'existence de ce "je t'aime". On n'est plus ensemble mais on se dit "je t'aime" – fausse contradiction des temporalités : dans l'actualité-monade, l'historicité du fait n'est l'assurance de rien, il faut bourriner F5.
D'où cette impression que les scènes n'ont d'autres choix que de se tramer sur le motif de la répétition - répétition au sens strict mais aussi au sens de la répétition théâtrale : un coup pour rien, une lecture en vue d'une représentation non-datée.

Mais Sang-soo serait moins post-moderne que déclinologue si ce papillonnage n'était pas l'occasion d'une joie esthétique. Priver le matériel filmé de sa participation à une big-picture, c'est adjoindre aux personnages un surplus de liberté figurative. Ce qui permet à Isabelle Huppert – perspicacement dotée du même sourire multifonctions dans In Another Country – d'être indifféremment artiste, amante ou mère (indifféremment mais pas identiquement), à un maitre nageur d'être autant l'objet d'une contemplation plastique que de moqueries que de fantasmes que d'amitié ; et le tout de jouer avec une rare fraicheur et une rare vitalité de ce jeu des chaises tournantes, de ce jeu des interactions infinis. Sans leur dieu régularisateur, les monades ne sont que plus heureuses, les possibles que plus ouverts.
En pure opposition aux récits modernistes, qui fondent la possibilité de leurs mythes sur le changement constant du décorum vs. la pérennité de leur valeurs – James Bond aux Antilles, James Bond dans l'espace, James Bond en Chine, affublé des mêmes girls, cars et bad guys – on ne souffre pas chez Sang-soo de la répétition. La même scène, trois fois reproduite, n'est dans le jeu de la libre interaction jamais identiquement la même : un mot seul peut faire glisser vers-là au lieu de vers-ici, un état d'esprit, une pose, une inspiration passagère s'assurent que le filmé, n'étant tourné vers aucun récit, est du coup constamment tourné vers le nouveau – là ou le récit moderniste, itérant indéfiniment la même interaction, n'est que tristement univoque.