19 févr. 2014

La nation adressée

Scène assez sublime, sublime et glaciale, en clôture de l’épisode de reprise de House of Cards : après cinquante minutes de silence, Frank Underwood (Kevin Spacey) nous parle à nouveau. Did you think I'd forgotten you ? lance-t-il en croisant notre regard par miroir interposé. Possible, avec un an d’écart, qu’on eût oublié ce tic formel employé par la série, ce langage méta par delà le quatrième mur, possible qu’on eût entretenu un doute cinquante minutes durant. Un doute ou une attente. Peut-être la série avait-elle abandonné le procédé comme elle venait brutalement d’abandonner certains personnages. Peut-être qu’Underwood l’avait abandonné pour elle, parce que trop occupé à sa nouvelle fonction pour nous parler encore, parce que cette nouvelle fonction représentait déjà la victoire vers laquelle tendait la première saison, parce que les protocoles avec lesquels on s’adressait aux gens en tant que chief whip ne peuvent plus être les mêmes lorsqu’on est vice-président des États-Unis. Parvenu à un certain degré de la chaine alimentaire, il n’y avait juste plus de raisons pour Underwood de s’adresser à des fourmis. C’est pourtant l’inverse qui s’opère.

Vous pensiez que je vous avais oublié ? Peut-être l’espériez-vous, ironise Underwood. Beau Willimon a été inspiré en retardant ce retour de la parole méta de son antihéros, car cet ajournement emphase la singularité d’House of Cards. Si House of Cards emprunte à la tragédie son amour pour les mécaniques d’horloger, elle n’en est certainement pas une elle-même. Qu’on jette un oeil à une autre des grandes séries politiques récentes, Boss, et on s’apercevra à quel point, par comparaison, il est peu question de politique dans cette dernière. Boss, si elle se base sur la corruption notoire de l’administration de sa ville d’attache, Chicago, demeure un drame à hauteur d’homme, une lutte contre l’oublie et la dépossession de soi, qui culmine en une lutte contre la maladie (la maladie de Lewy). La politique, dans la série de Farhad Safinia, n’est que le cadre de cette dépossession, et l’incapacité croissante et irrémédiable de Tom Kane à départager ce qui relève du réel de ce qui relève de l’hallucination, l’incapacité concomitante à contrôler, profite à l’intérieur de ce cadre d’une tension que peu d’autres cadres auraient pu procurer. C’est parce que Kane est un individu public, parce qu’être maire de Chicago (et ce qu’être maire synthétise : sa soif personnelle de réussite) le place nécessairement en relation et en commerce avec les autres, que sa maladie n’est plus seulement maladie mais crise existentielle, drame. Kane est un individu qui doit scruter pour contrôler, et veut être scruté pour être reconnu à la place qui est sienne. Et qui l’est. Le tic visuel propre à la série, ces enchainements de plans macros sur les corps, ne disent que cela. Peur simultanée d’être vu ou de ne pas être vu, de voir ou de n’avoir pas vu. Le problème pour Kane est que les désirs parallèles d’un maintien dans la réussite et d’une reconnaissance de ce maintien vont fournir les armes à leur propre anéantissement. Scruter/être scruté, c’est aussi établir/dévoiler le constat d’une impossibilité grandissante. La chute personnelle de Kane serait moins chute personnelle si Kane était un personnage de l’ombre. Autrement dit, s’il n’était pas un personnage politique. Et c’est ici le seul sens accordé à la politique dans Boss.
On a rappelé la série à ses inspirations shakespeariennes. À raison. Qui s’est-il déjà senti concerné politiquement par l’histoire d’Hamlet ? Pas grand monde, sans doute.

Le politique, au contraire, est le centre de House of Cards. House of Cards, c’est en fait The West Wing renversée. C’est l’action au détriment du dialogue, l’imposition au détriment du consensus, la lenteur au détriment de l’effervescence, la crainte du pire au détriment de l’espoir du meilleur. Surtout : c’est la parole unilatérale au détriment du dialogue pluraliste. Ainsi aux walk and talk frénétiques des lieux de passage et d’intersection s’opposent les discrets travelings des salles closes. Quand Sam, Toby, Josh et les multiples autres échafaudent leurs projets dans une mise en mouvement perpétuel des uns avec les autres, Frank Underwood et sa femme les conspirent dans la toujours identique intimité nocturne d’une cigarette partagée. La parole dans The West Wing est colloque permanent parce que la croyance politique de la série est croyance dans une construction commune. À travers la mise en scène de la parole était reproduit l’avènement d’un débat performatif dans lequel le spectateur était réinstitué de fait. Faute de pouvoir participer, il pouvait pondérer l’hétérogénéité des positions, faire sienne l’intelligence des personnages. D’autant plus que cette intelligence était construite sous ses yeux, maïeutique. Dans ses dérives, c’est ce qu’on reprochait à Sorkin, une sorte de condescendance paternaliste.
Consistants, les monologues méta d’Underwood ne sont que le pendant structurel de son propre rapport au politique : la démocratie comme support à la volonté de la volonté individuelle.(1) House of Cards ne construit pas avec le spectateur, mais elle dialogue sciemment avec lui, ne cesse de le désigner, à la manière dont un archer ne cesse de désigner sa cible. C’est ce qui est glaçant. Qu’Underwood ne vise pas un pouvoir accessoirement, mais au contraire nécessairement politique. House of Cards est pertinente parce qu’House of Cards fait en fait preuve d’une véritable croyance dans la force politique (expressément dit dans Chapter 18, lorsqu’Underwood glose sur la force réelle de la puissance économique). Underwood est homme politique parce que la politique est une puissance insurpassée. Autrement, y perdrait-il son temps ? Chaque clin d’oeil de Franck peut aussi bien s’interpréter comme un "Regardez comme la politique me rend puissant". Mais parce que cette puissance est puissance précisément politique, chaque clin d’oeil est aussi un "Merci de me l’avoir permis". Alors, en effet, devant l’incarnation dece que nous avons permis, peut-être n’est-ce pas plus mal que le dialogue reste à sens unique. Car qui aurait le coeur de lui répondre : "Avec plaisir monsieur le Vice-président" ?

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On pourrait conjecturer sur la fin que décidera de donner Willimon à la série. Il serait néanmoins dommageable que Franck Underwood chute de lui-même. Ce serait tout de même une victoire de sa politique s’il n’était évincé que par meilleur calculateur que lui, ou par erreur de calcul de sa part. Une jolie fin verrait plutôt son unilatéralisme briser. La simple perte d’une élection où tous ses calculs n’éclipseraient pas son antipathie. Ou, pour rester dans le ton cynique de la série, la révélation que malgré toute sa volonté il n’aura jamais été que l’expression d’une volonté commune, outil à l’usage de, qu’on laisse se penser lui-même autonome que pour mieux l’utiliser.
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1: Qu’Underwood soit démocrate plutôt que républicain n’est alors pas étonnant. N’importe quel tacticien de la trempe d’Underwood ne peut pas ne pas l’être. Plus le climat politique se voudra progressiste, pluraliste et ouvert, plus les représentants paraitront démocratiques, et plus le terreau sera favorable à sa volonté. Qui veut être roi ferait mieux de vivre en démocratie. back