24 févr. 2014

Les idiotes

2013 au cinéma - 3


Avec peut-être Badlands pour exception, le cinéma de Terrence Malick a toujours été un cinéma de l’impuissance. C’est de toute façon le propre de ce qui tend à un rapport métaphysique au monde. Aussi païen puisse-t-il être. Puisque l’extase, l’osmose, ou la variante qu’on voudra bien employer ici, n’est factuellement pas atteignable, ou si elle est atteinte, est toujours effleurée, sporadique, il faut bien lui opposer un principe antagoniste. Un structure – une raison – qui rende compte de l’absence, ou de la réticence, dans le monde, du monde désiré. Expliquer l’échec par l’entrave qui fait échouer. Créer des "méchants". Ainsi, dans l’ordre chronologique : la loi (Badlands), la jalousie (Days of Heaven), la guerre (The Thin Red Line), la civilisation (The New World), la mort (The Tree of Life).(1) Certes, c’est aussi le b-a-ba de la progression narrative que d’entraver une situation. Mais ce qui semble nouveau chez Malick avec To The Wonder est le caractère cette fois-ci intériorisé de la perturbation. Au moins par défaut. Au moins parce qu’on ne voit pas, pas aussi exactement qu’accoutumée, ce qui vient perturber le bonheur désiré par Marina (Olga Kurylenko), sa plongée corps et âme dans l’amour. La non reconduite de son visa ? Clairement, ce n’est ni le sujet ni le prétexte que le film emprunte.

Étonnant qu’on n’ait pas mieux souligné les points que partage Marina avec ce fléau de la psychologie littérature misogyne française qu’est Emma Bovary. Emma épouse Charles, Marina tombe amoureuse de Neil ; toutes deux grimpent d’un échelon dans l’échelle sociale – à travers le métier de Charles, à travers la nationalité de Neil. Le premier est bourgeois, l’autre représente la carte d’entrée vers cette terre de l’ultime mythologie bourgeoise qu’est l’Amérique, terre du self-made et de la révolution individuelle. Emma n’a qu’antipathie pour son enfant, petite-fille qui, pour aucune raison raisonnable, n’est pas à la hauteur de ses attentes ; Marina, plus aimante, finira néanmoins par abandonner la sienne au profit d’attentes similaires. Attentes qui ne sont pas plus cartographiées que celles d’Emma. Emma s’ennuie et ne se sent pas comblée, ergo Emma succombe à un amant ; Marina n’est pas plus comblée, ergo Marina prend un amant. L’incomplétude de Marina n’est sans doute pas équivalente au désert humain d’Emma. Leur insatisfaction l’est.
Ainsi, autocentrée et intériorisée, l’obsession de Marina pour un devrait-être déceptif tranche désormais avec "la merveille" de son autour. Et sans doute pour la première fois chez Malick, l’autour (pour ne pas dire "la nature" car le terme est spécieux ; la "nature" chez Malick n’a jamais été que la nature, au sens du non-urbain, du wild) perd son autonomie, son identité dans la différence, pour ne plus être qu’une valeur refuge. Demeure bien quelques scènes, les plus gratuites et aussi les plus belles, celle des bisons par exemple, pour exprimer cette autonomie, mais le fait qu’elles semblent gratuites dans l’économie du film est symptomatique de ce glissement. L’autour comme refuge donc, mais qui ayant perdu son autonomie, n’est aussi plus que miroir des affects de Marina, réceptacle à sa merci. C’est pourquoi plus que jamais on lève les bras au ciel dans To the Wonder. On danse dans les champs. On se roule dans les herbes. On sur-incarne joie et tristesse dans un autour qui n’est plus joie ou tristesse en lui-même. Quand on est amoureux mélancolique, on l’est sur un lit de feuilles mortes automnales. Quand on fait l’amour dans l’allégresse, on le fait dans des draps blancs lumineux et aériens. Il y’a quelque chose de proprement romantique dans ce rapport-là. Et l’ambivalence du rapport au monde, celui qui faisait qu’un individu forcé au meurtre, forcé à l’occidentalisation ou forcé au rapport à la mort, pouvait tout de même se penser avec et vis-à-vis du monde, semble avoir disparu. Clairement, pour Marina, l’apothéose de son vouloir ne peut s’incarner dans le monde. Pour la première fois-bis, il est possible, si on ne suit que le parcours de Marina, que la nature ne soit plus l’être transcendant de Malick. Que l’autour ne soit plus une passerelle suffisamment solide.
D’où ce sentiment de faire face à des images sans-fond, des images pleines mais sans richesse, littérales. Non pas la littéralité "historisante" de The Tree of Life.(2) Une littéralité affective, où l’idiotie – la reconnaissance qu’il n’y a pas d’arrière-plan – aurait basculé de bord, passant d’une confrontation respectueuse à une assimilation maniaque. Comme si, partant d’un regard qui examinerait les choses telles qu’elles sont, au risque qu’elles ne soient que ça, que elles, l’oeil basculait pour ne plus les considérer que telles qu’elles sont pour lui, au risque qu’elles ne soient rien de plus, rien en elles-mêmes. De cette littéralité, un autre film en 2013 en a joué. Spring Breakers, d’Harmony Korine.

Dans Spring Breakers on peut poser face à la caméra comme si on avait affaire au shooting d’une couverture de magazine. Car c’est sur ce mode que se représentent les quatre héroïnes. On peut superposer indifféremment la voix off sur telle image ou sur telle autre, en répéter tel morceau ici ou tel morceau là, faire dire une même chose à telle fille ou à telle autre. Car la voix off est moins discours que mantra, moins ancrée au monde qu’ancrée à une obsession générale – être une sping-breakeuse – qui soumet à elle tout le monde. Dans Spring Breakers on est en sous-vêtement dans les couloirs comme on est en bikini à la plage. Avant d’être partout en bikini (même pour un holdup), c’est-à-dire précisément être partout à la plage. Dans Spring Breakers, on peut employer telle image ici avant de la réemployer là, ou encore là. Il n’y a ni début ni fin à Spring Breakers. Pas réellement. Le fait que nos quatre filles réussissent à spring-breaker est presque accessoire tant leur monde est déjà tout entier ployé en ça. Leur spring-break estival n’est qu’un passage dans un spring-break plus large ; sping-break intérimaire, sur lequel le film ne s’attarde qu’assez peu, au sein d’un spring-break cosmologique.
Korine a fait part il y a quelque temps de son désir de remixer le film. Pour aucun autre film la chose ne serait plus pertinente. Spring Breakers est en déjà en lui-même un mix, une oeuvre qui se tient à la pointe d’un fantasme, d’une obsession qui englobe tout. Mélasse impensée de violence et de mielleux, de désirs juvéniles et de réparties gangsta, qui trouve sa concrétisation dans cette scène hallucinante : James Franco reprenant une chanson de Britney Spears au piano, par dessus des images de guns, bitch and drugs, le tout baigné dans la couleur kitch d’un coucher de soleil. Au bord d’une piscine. Avec des masques de catcheur mexicain roses.
Spring Breakers a remplacé les steadicams aériennes de Malick par les ralentis saturés de pop, la terre et les éléments par le fluo émergeant du noir, les danses spirituelles par les poses college-porn, mais la nature des images est la même : dépendante du corps qui s’y rapporte, projection d’une psyché qui s’accapare la représentation, l’emprisonne.

D’une certaine façon, To The Wonder ne possède lui-même ni début ni fin. Marina demeure dans sa recherche d’un amour légendaire, continue à sur-incarner l’autour, danse dans un champ. La lumière "merveilleuse" qu’elle y rencontre – devrais dire : qu’elle y projette – cristallise la contradiction que Marina incarne. Signe que sa merveille n’est pas une merveille du monde mais est au-delà de lui.
Difficile cependant de juger du regard critique que pose ou non Malick sur son héroïne. En faisant de Spring Breakers un film gouverné et soumis jusqu’à l’extrême à l’obsession de ses personnages, Korine est délibérément critique. Au sens strict. Voilà à quoi ressemble l’univers de quatre gamines qui voient dans le soleil californien et le Mtv-style-of-life une fin en soi, voilà comment leur univers se dévoile et se structure. Mais quid de Malick ? Des arguments existent. C’est Neil par exemple, non pas Marina, qui apprend la charité, le soin aux autres, l’exercice difficile du pardon. Surtout : c’est le mont Saint-Michel, la "merveille" du titre, qui clôture le film. Cette merveille demeure là. Merveille immanente, terrienne, qui n’a nul besoin de Marina et de ses lumières extraterrestres pour être.
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1: Sur ce point Malick était assez peu chrétien, le pêché – l’obstacle à – n’avait rien d’originel, au contraire il était toujours post. Plus rousseauiste qu’hobbesien, plus généalogique que génétique. Jusqu’à To The Wonder justement, où Marina apparait comme le seul obstacle à Marina, sans que le film ne lui cherche de raisons d'être ainsi. back

2: Encore que. La dernière séquence sur la plage de The Tree of Life, où l’image est entièrement pliée à la projection mentale du personnage de Sean Penn et s'écarte du support que lui fournissait le souvenir, est plus proche de To the Wonder que du reste du film. back