17 oct. 2012

L'apocalypse kantienne

Serons-nous capable de pointer du doigt le moment où la photographie aura fait "le tour entier du monde" ? Moment où elle aura constitué la représentation totale d'un instant-t du monde à la façon dont un scanner tridimensionnel est capable de produire celle d'un corps ? Quelqu'un sera t-il là, alors, pour dire aux autres "Ca y est.", "C'est fait." ?

La prolifération à moindre coût de la captation photographique et l'inter-connexion de ces dispositifs via le web rend à terme cette éventualité envisageable. L'exponentielle croissance et présentation des images tendent, qu'on en émette la volonté ou non, vers cette globalisation de la représentation, et il en faudra de peu pour qu'un jour, un jour d'été peut-être, cette image totale soit approchée. Au fond, c'est déjà ce que propose l'imagerie orbitale à travers Google Earth ; le reste demeurera une question de proximité, de détails – jusqu'à l'emploi exclusif d'objectifs macroscopiques – et de capacité pour la bande passante mondiale à faire tampon. À l'échelle d'un événement restreint ce t nous a peut-être déjà échappé. Je crois me souvenir, à l'occasion du discours d'investiture d'Obama, d'une tentative multimédia pour réunir au sein d'une seule interface tous les points de vue enregistrés ce jour-là. Le spectateur-a-posteriori peut passer d'une image à l'autre avec à la clé la promesse d'une représentation visuelle exhaustive. Envisageable donc. Autant que faire le tour du monde en vélo. Certes, arrivé au Groenland circuler en vélo sera problématique. Mais si c'est bien un problème – d'ingénierie – ce n'est pas un paradoxe qui relèverait de l'ontologie ou de la physique, ce n'est pas impossible.
En fait, c'est peut-être bien un paradoxe.

Qui serait capable – on y revient – d'assembler autant d'informations – autant d'informations qu'une représentation photographique totale du monde est présupposée en contenir – pour juger de la réussite de l'entreprise et déclarer "Ça y est !" ?
Alan Moore a une vision originale de l'apocalypse, de la fin du monde. Soulevant la multiplication infinie de l'information, il envisage que le monde comme unité mentale finira par exploser : trop d'informations à synthétiser pour qu'une représentation du monde soit accomplie, soit encore possible. Alan Moore prend le monde au sens de Kant : idée de la raison, noyau nécessaire à l'unité des représentations. Jusqu'au jour où l'unité sera perdue de vue parce que la synthèse sera trop lente face au nombre des analyses jetées à la face de l'intellect. Il y aura bien toujours un monde, mais un monde par défaut, un monde conscient qu'il ne fait plus monde, qui ne sera plus qu'une région dans un tout trop important et résistant à être représenté. Ce que que Sloterdijk nomme le monstrueux : que l'esprit accomplit une tache, conscient qu'elle est à chaque seconde plus impossible à accomplir.
L'idée de monde, au fond, ne s'accommode qu'à des limites étroites.
C'est la vieille histoire de la dialectique entre compréhension et extension : l'une croît quand l'autre décroît, et inversement. Sous l'information de plus en plus spécialisante, il n'est pas incroyable de penser que l'extension (le monde) finira en peau de chagrin. Car si on avait accès à une représentation globale de monde, qui aurait seulement le temps de la parcourir ?

Ce qui se profile dans cet horizon, c'est que dans 5 ans, 20 ans, un siècle, une image finisse par être véritablement redondante. Non pas équivalente – plastiquement, métaphoriquement ou autre – mais absolument identique à une autre ; le risque que, n'importe qui s'apprêtant à déclencher soit sur le point de redoubler totalement l'acte d'un autre.
Enfin, peut-être, pourra t-on envisager sérieusement la photographie.
Sauf si, évidement, personne ne puisse s'en rendre compte car personne n'aura rien gravé dans le marbre pour le signaler.