17 oct. 2012

Heureusement qu'il n'existe pas de méchants

Méfiance légitime : Pouvez-vous être un bon artiste et un bon écrivain ? Comme la part du gâteau est indéfiniment sectionnable, on pourrait approfondir l'inquiétude : Au sein d'artiste, pouvez-vous être un bon dessinateur et un bon photographe ?
Qui est sérieux dans son travail et se voit accuser de la sorte ne peut que douter – sainement. Sans conteste, celui qui optimise son temps dans un domaine peut espérer de meilleurs résultats que celui qui le scinde dans divers. Quasi une loi de l'engagement qui opère là, presque un mantra morale. Mais aussi un problème plus vaste. Peut-être le dilemme fondamental de l'ère post-industrielle : celui de l'extension / compréhension.
La compréhension spécifique d'un objet souffre que les forces cognitives disponibles soient divisées et dispersées sur plusieurs autres objets. Classique. Certains en tiraient une définition du divin : celui pour qui extension et compréhension ne sont pas dissymétriques. Par ailleurs, c'est la figure de l'honnête homme bourgeois qui en prend un coup – flâner dans une encyclopédie afin d'en savoir sur tout : stérile et improductif. Un détour universitaire vous l'apprend, c'est la spécialisation qui enfante le savoir.
Un spécialiste de la scolastique ne connaitra pas aussi bien Thomas d'Aquin que celui qui l'étudie en ignorant Maître Eckhart et consort. Il en connaitra ergo lui-même moins sur la scolastique "en général" que son collègue. Moins, mais plus précisément.
Concernant ce dilemme, la meilleure théorie appliquée émerge en 1908 et se nomme le fordisme. Car le problème n'est pas essentiellement cognitif, il est économique et s'applique à n'importe quelle force de production dans n'importe quel domaine produisant. Multiplication et fractionnement des agents et des champs se révèlent toujours plus efficaces, comme la ligne droite se révèle toujours le plus court trajet entre deux points. Autant pour l'extension ! Le savoir lui même à choisi son camp. Mélancolie culturelle. Une chose au capital pécuniairement si pauvre que la philosophie n'échappe pas aux théories économiques globalisantes. On rit de Russell. On dit de Feynman qu'il avait des passe-temps vulgarisants – condescendants parce qu'il était grand, on pense tout de même que pour un La Nature de La Physique rédigé, c'est une avancée plus sérieuse qui en pâtissait.

Dans la seconde saison de Treme, intervient un jeune homme sorti de son Texas natal. Il est investisseur. Combines sur combines plus tard - et fin de saison - son cousin (qui dirige de petits chantiers de proximités) lui demande ce qu'il a apporté à la ville, son rôle dans la reconstruction de New Orleans. Je participe à la mise en place de deal, répond-t-il. Pas abattu et narquois, le cousin réplique : mais que fais-tu exactement ? "De tes propres mains" est à peine sous entendu. L'autre ne sait quoi répondre. Morale ambiguë. Certes, il ne sait pas ce qu'il fait. Passons sur le fait qu'il engrangera plus d'argent en 10 épisodes que son cousin n'en verra dans une vie. Privilège du prolétaire : le spécialiste (traduction : l'ouvrier qualifié) sait exactement où il est (traduction : sait exactement ce qu'il fait). Un bon point certainement. Mais qu'on n'ignore pas le revers de la spécialisation : il laisse la place libre à des capitalistes, à ceux qui, un niveau au dessus, auront la force de frappe nécessaire pour faire des deals ; déplacer, regrouper, valoriser les capitaux. Capitaux financiers - rien de nouveau sous le soleil – mais culturels et cognitifs aussi.
On n'a pas d'omelette si on n'a pas ramassé les œufs.
Remarque au passage : c'est rarement les poules qui mangent les omelettes.