17 oct. 2012

Abstinence

Richard Feynman donnant une interprétation de l'expérience des "fentes de Young" : "Il m'est impossible de discuter ici les multiples méthodes différentes que vous pourriez suggérer afin d'observer par quel trou passe l'électron. Mais il se révèle toujours impossible d'arranger la lumière de telle façon qu'on puisse dire quel est le trou utilisé sans perturber la distribution des arrivées des électrons, sans détruire les interférences. En fait, que vous utilisiez la lumière ou quoi que ce soit d'autre, il est en principe impossible d'y arriver. Si vous voulez, vous pouvez inventer de multiples façons pour déterminer le trou par lequel passe l'électron, et il passe bien alors par l'un ou l'autre des trous. Mais si vous essayez de faire un appareil qui ne perturbe pas en même temps le mouvement de l'électron, alors il se trouve que vous ne pouvez plus dire par quel trou il est passé et vous retombez sur le résultat compliqué."

En plus vulgaire encore : la matière, laissée tranquille, semble se conduire sur le modèle des ondes, mais dès qu'une observation est faite (et au plus bas niveau, une observation implique qu'il y ait de la lumière afin de voir) la matière se conforme alors à un modèle corpusculaire – étant entendu que l'un et l'autre semblent contradictoires.
Toute observation trahit donc la matière.
En mécanique quantique, il n'est pas considéré que la matière soit à la fois onde et particule ; elle est en fait ni l'un ni l'autre, mais elle est l'un ou l'autre selon les modalités via lesquelles on s'y réfère – pour le besoin du spectacle, pour ainsi dire. Ce que les physiciens nomment la "dualité onde-particule" trahit en fait l'incapacité à ne pas se représenter le réel. "En vérité" le réel ne veut pas d'une représentation ; et si la mécanique quantique dit bien quelque chose malgré tout sur les lois de la nature, il semble alors que l'incertitude de la représentation ne soit jamais un frein pour le réel, mais au contraire son principe le plus basique. Le réel est invisible – ou du moins, il est impossible de le voir tel qu'il est, car "tel qu'il est" implique "tel qu'il n'est pas vu".

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Lorsque Nietzsche dit "Dieu est mort" on peut légitimement interpréter cette phrase comme le fait, qu'à la seconde moitié du XIXéme siècle, on ne peut plus ne pas voir dans la religion un symptôme de civilisation ; on ne peut plus ne pas croire que le religieux ne relève pas d'autre chose que de lui-même. Dieu peut-être, mais Dieu aussi comme catalyseur de mouvements qui n'ont pas grand-chose à voir avec le divin. Par ailleurs, ça n'empêche pas Nietzsche de papoter longtemps sur le divin et sur Dieu. Et j'imagine qu'il en va de même pour la morale. On peut bien ne pas croire une seconde à l'existence d'une dualité de type bien/mal et être très certain de la légitimité de son matérialisme, mais voir dans ses actions des actions qui relèveraient du "bien" et d'autres qui relèveraient du "mal" est irrémédiable – à un moment ou à un autre.
En ce sens, l'éthique sera toujours un effort par dessus la morale.
Et tant pis si la morale est une construction, une construction sur le réel. Tant pis si l'éthique est plus proche du réel que ne l'est la morale. Aussi fort qu'on veuille se détacher de tout dualisme, aussi fort qu'on pense pour soi-même que non, décidément, le réel n'est pas duel en lui-même ; c'est toujours la morale qui paraitra première. La matière dans son état le plus originaire est irreprésentable, mais tant pis, cette irreprésentabilité de la matière sera toujours un effort à faire par dessus les catégories d'onde et de particule.
Il faudra toujours bien passer par une matérialisation du réel – comme onde ou particule, comme bien ou mal – et peut-être seulement par la suite retourner en deçà. Mais la représentation sera toujours déjà-là, et il faudra faire avec.
Mais cela dit quelque chose : cela dit qu'une volonté à s'abstenir est légitime, que la représentation ne la rend pas caduque, bien qu'elle l'annule en partie ; que vouloir dire quelque chose sur un quelque chose qui ne se représente pas peut tout de même se faire dans et malgré la nécessité de la représentation.