17 oct. 2012

La désinhibition de l’univers

Le principe anthropique faible - pour ce que j'en comprends – consiste à répondre "C'est le temps nécessaire à ce que quelqu'un puisse le calculer" à la question "Pourquoi l'univers à tel âge ?". Manière de rendre compte des ajustements nécessaires (et effectifs), subits par les lois physiques et biologiques, à l'émergence d'une forme de vie telle que apte à en avoir conscience. Manière, diraient certains, de l'univers pour accéder à une conscience de lui-même. Le gardiennage de l'être, cher à Heidegger, appliqué à la science. Tautologie à l'échelle cosmologique.

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La Horde du contrevent, roman d'Alain Damasio, place ses personnages dans un contexte assez simple une fois le décorum SF mis de côté, celui de l'exploration. Dans un monde traversé par un vent unidirectionnel, une horde, petit groupe d'individus constitué et entrainé pour l'occasion, est régulièrement envoyé à la découverte de l'"extrême-amont", impraticable origine supposée du vent. D'où naît le vent - et le vent, par son omniprésence et sa puissance, s'entend comme l'essence de leur environnement ; à quoi ressemble le bord du monde ; qu'y a-t-il au-delà ? Au mystère proposé par Damasio, la réponse intuitive en tant que lecteur est celle, assez évidente, du "allant toujours de l'avant, la Horde finira irrémédiablement par re-marcher sur ses pas". Logique implacable des globes. Et on n'y coupera pas. Sov, scribe et dernier survivant du groupe, dévalera la falaise du bord du monde pour retomber à son point de départ. Chose amusante d'ailleurs que cette falaise : origine et fin sont superposées, simple variation d'une hauteur de vue.
Mais il faut revenir sur une détail pour apprécier cette fin qui 700 pages plus loin ose se donner exactement telle qu'intuitée. Un détail d'orthodoxie : la Horde commence toujours son voyage, son "contre", depuis l'"extrême-aval" – et à pied ! – défiant ainsi toute logique d'efficacité et de capitalisation. Origine de la démarche et origine du démarché. C'est qu'il ne faudrait pas confondre les deux pôles et prendre la mauvaise direction, à la façon de tous ses cyborgs mal nés et autres orphelins pubères qui épuisent leur capacité à de-venir dans la recherche toujours déceptive de leur berceau. Il ne s'agit pas ici de classiquement opposer la valeur du trajet à celle de la destination, mais bien de s'entendre et d'embrasser une direction. Prendre son pied au soleil ou se découvrir soi-même n'est pas dans les attributs du cartographe ; formuler et partager une représentation l'est. D'où la vrai opposition : le ce vers quoi on va versus le d'où on est parti. Aucun problème du coup à accepter positivement ce statut semi absurde, celui d'être toujours un re-fait, un énième essai, dépourvu de droit sur une progression autre que celle accomplie soi-même. Sachant d'où elle est partie, la Horde sait au moins vers quoi elle se dirige. Sisyphe optimiste en sorte, déjà bien content d'avoir un sommet à atteindre.
Mais le livre va au-delà d'un Sisyphe rasséréné qui aurait compris qu'il n'y avait rien de mieux à faire, anyway, que pousser son caillou. Pas, chez Damasio, la trace d'un grand sentiment absurde en constat existentiel indépassable. Sisyphe dialectique plutôt. Car le twist attendu et ultra-ordinaire du livre finit bien par surprendre. Précisément par son manque de surprise, par son naturalisme forcené. Grand mystère de l'énigme : l'absence de mystère. La sphère constatée du monde, son pli sur lui-même, ne s'éprouve pas comme une absence de sens, cache-misère de la vacuité inventé en urgence par un DRH dépité. Le long parcours de la Horde ne rejoue que l'histoire de la dé-couverte de l'intégrité du monde ; histoire finalement récente du point de vue expérimental, qu'en ce qui concerne notre planète, le devant n'est qu'un derrière relatif. Non pas qu'il n'y ait rien au-delà du monde, mais que au-delà et ici sont une même chose. À la différence du fils d'Éole, Sov ne redescend pas la falaise pour la remonter. Il la descend pour en raconter l'histoire achevée, c'est à dire globalisante, celle d'un réel qui n'ouvre ses portes que pour se dévoiler lui-même. D'ailleurs le livre décompte ses pages en sens inverse, la dernière page, page-une, est aussi bien le commencement d'une Histoire en-propre.
À la manière d'Hegel, ce dont Sov l'historien fait l'expérience est la médiatisation du Phénomène à lui-même ; le monde suprasensible – par opposition à celui des apparences mais exacte duplication de celui-ci – n'est qu'un mouvement par lequel le monde s'ouvre l'opportunité d'un retour sur lui-même.