17 oct. 2012

Rémunération du banal

Si j'écris et publie quelque chose comme "Harry Potter est une excellente saga littéraire et les films adaptés sont très bons." puis-je revendiquer un quelconque droit d'auteur ?

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Voici un article (et sa reprise chez Owni) sur la cas d'une photographie et de son utilisation ad æternam par une vaste communauté d'internautes et d'artistes. Je ne dirai pas que l'article est intéressant, pas plus que je ne dirai qu'il est arrive après la guerre. Car il faut mettre une chose au point avant cela. Avant de se préoccuper des maltraitances du droit d'auteur, il faudrait répondre à cette question : dans quelle extension une œuvre peut elle être considérée comme l'expression singulière de son auteur ; être l'objet d'une revendication individuelle ?

Il y a une chose dont on ne parle pas souvent lorsqu'on relate les exploits de la démocratisation d'internet : c'est que par le truchement d'internet le jugement de valeur appliqué aux items culturels est devenue légitime. Internet n'a pas seulement étendu l'effectivité du droit à la parole, il a surtout étendu le panel à partir duquel on peut juger d'une singularité de cette parole. Il était difficile il y a dix ans encore de dénigrer le travail "light" que fournissait un chroniqueur culturel. Vous pouviez bien être un peu désappointé d'avoir payé 5€ pour lire un rassemblement de "Eyes Wide Shut c'est bien" "Les Deux Tours c'est pas trop mal" "La Leçon de Piano c'est très touchant" – la rareté de la parole publique légitimait à elle seule une telle activité commerciale. Il en va de même pour les "images du monde" : une eternelle photographie de taxi new yorkais ? d'indiens sertis de tissus colorés ? de femme nue en noir et blanc ? Les opportunités de diffusion de tels clichés n'étaient pas aussi légions ni aussi aisément accessibles qu'aujourd'hui. Mais que se passe t-il si Mr. Photographe-de-taxi-newyorkais vient rouspéter sur l'utilisation que Mr. J'utilise-des-images-récupérées-pour-mon-travail fait de son image ?
Mr. J'utilise-des-images-récupérées-pour-mon-travail ne pourra t-il pas rétorquer "Très bien, je vais donc utiliser une autre image de taxi newyorkais" car, pense Mr. J'utilise-des-images-récupérés-pour-mon-travail, je finirais bien par tomber sur une photo dont l'auteur est conscient de la multitude inquantifiable de photographies du même ordre qui existent aujourd'hui. La clé du problème est là : plus le stock d'opinions, d'images, d'items culturels est grand, plus les chances de faire valoir une singularité du propos sont rares – et pour une centaine qui refuse cet état de fait, il y en a bien quelques-uns qui en sont conscients et l'acceptent. Internet, avant toute chose peut-être, a surtout remis les pendules à l'heure en ce qui concerne les substrats constitutifs de la subjectivité. Et non, photographier la Tour Effel n'est pas un de ces éléments constitutifs. Pas plus que de prendre vos vacances d'été à la mer ou de posséder un iphone, d'apprécier les filles faciles, de vouloir posséder une maison à Brooklyn, de vouloir faire le tour du monde, d'aimer Harry Potter – whatever.

Les droits impliquent des devoirs (cf. cours d'éducation civique) et rien ne justifie que le droit d'auteur échappe à la règle.
Lionel Maurel a raison de demander (de façon rhétorique, si je ne mécomprends pas son article) s'il ne vaudrait pas mieux juger du droit d'auteur au jour de l'utilisation. Puisqu'il y a des chances que nos images ne soient plus – mais vraiment plus – originales le dernier bastion du droit d'auteur réside sans doute dans l'utilisation singulière de ces items.
On se rapproche de ce qu'on voulut affirmer les commissaires de l'exposition From here on aux Rencontres d'Arles, qui ne présente que des artistes de la récupération (d'image internet pour la plupart) : les artistes en question tiennent leur statut non plus tant du travail de création que de celui d'éditeur. C'est présenter ces items (ces items au détriment de tous les autres) dans une certaine visée (au détriment de toutes les autres donc) qui fait d'eux des artistes à l'expression singulière. On pioche dans les images comme n'importe quel universitaire pioche dans sa base de données.

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Prendre une photo, écrire une chronique, ne sont plus des engagements singuliers dans le réel. Car à l'heure de la numérisation des propos, nous partageons ces engagements avec... a peu près tout le monde !
La singularité ne peut pas se suffire d'actes devenus mondains.
Tel que Nietzsche essayait de le dire, être juif ne fais pas partie de votre être, c'est être juif et être deux milles choses d'autres par ailleurs qui constituent votre personnalité (c'est pourquoi selon lui on pouvait bien critiquer les juifs ou les chrétiens car "les juifs", "les chrétiens" sont des vocables qui ne recoupent aucune réalité individuelle : il n'existe pas une telle chose que le juif ou le chrétien – certain ferait bien de s'en souvenir). Il en est de même pour avoir photographié la Tour Effel : c'est insuffisant. À ce stade, nous ne sommes des auteurs que pour moitié dans le chemin qui mène à une originalité du propos – à un engagement véritable.

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D'où un certain malaise à regarder les commissaires de From her on prôner une pratique plus souple du droit d'auteur face à un parterre de défenseurs du copyright encore endoctrinés à des valeurs purement égotiques – et pécuniaires (car au fond n'est-ce pas de cela qu'il s'agit ? le désir de rémunérer la moindre de ces actions, aussi éprouvées et banales soient-elles ? la peur de passer à coté d'un pactole fictif au cas où quelqu'un serait assez peu au fait et déciderait d'acheter ma photo de taxi newyorkais, la mienne et pas les cent mille autres qui existent).
Malaise, parce que leur exposition arrive déjà à la traine d'une pratique de la récupération numérique qui a eu le temps d'apprendre de ses erreurs pour sortir du carcan de la seule récupération comme fondation artistique. Mais on leur pardonne ce retard – eux ont 50 ans et son des auteurs accomplis dans leurs domaines. Mais que dire du retard des autres ?