8 nov. 2012

Les tueurs à la tribune

Pitch simplifié de Looper : des tueurs à gage, au terme de leur contrat, sont chargés de s'éliminer eux-mêmes. Ce qu'ils acceptent sans trop de difficulté contre un profit conséquent. Jusqu'à ce que…
Subséquent est plus à-propos que conséquent : éliminant en fait la version future et quasi hors d'âge d'eux-mêmes, la proposition correcte n'est pas tant "chacun s'élimine soi-même" que "chacun élimine soi". D'où deux belles idées :

.Celle d'une responsabilité qui comme toute responsabilité bien comprise ne sait opérer qu'en boucle. Le à-gage, qui légitime leur professionnalisme et permet de ne pas les confondre avec la lie des férus d'homicide, prend ici la valeur pleine de l'individu ; la marge sociétale sur laquelle repose leur train de vie, la façon dont ils "make a living", repose sur la sûreté juridique (puisque contractée a priori) qu'ils en paieront le prix eux-mêmes, im-médiatement. Les tueurs de Looper ne peuvent pas être soumis à la vengeance à froid ni au report ad vitam des conséquences de leurs actes. Comble du parfait "nettoyeur" en quelque sorte, et aussi comble de l'image kantienne de l'homme face au tribunal de l'homme. Image que le film prend mot pour mot.

.Celle d'un rapport absolument libre au temps. C'est la bonne idée du scénario que de ne pas lier les intérêts des deux tueurs sous le principe qu'ils ne font qu'un – principe pourtant fort ; ainsi, Tueur-0 (du présent) ne cessera de vouloir payer son dû, donc d'exécuter Tueur+1 (le même, mais venu du futur). Quand Tueur+1 explique à Tueur-0 la raison de son refus de la sentence (éviter la mort de la femme dont il est/sera amoureux), Tueur-0 n'a aucun problème à s'extérioriser vis-à-vis de cette représentation future de lui-même, représentation qui lui fait pourtant face, chair-et-os. "Je n'aurai qu'à ne pas l'épouser" et ainsi elle ne mourra pas. Problème résolu. L'un a beau avoir devant lui l'image tangible de ce qu'il deviendra, l'engagement au présent demeure prioritaire, exclusif, et l'avenir remis à sa place, c'est à dire hors du réel (réel qui est forcement actuel sans quoi il n'est pas réel). La parole de l'oracle s'éprouve certes comme véridique – après tout, il a bien tâté du futur et en est revenu, ce qui en fait l'oracle le plus déontologique du monde – mais son défaut éliminatoire est d'être porteur d'une parole précisément oraculaire.
Nécessairement véridique dans Looper, la parole oraculaire n'en est pas moins une parole qui porte sur ce qui n'existe pas, et l'oracle, en somme, faute d'être capable de dire quelque chose sur le présent, n'a plus qu'à la fermer.

Il y a déjà là quelque chose de cruel dans ce rapport de l'individu à l'existence. L'idée que l'individu n'est de toute façon à la charge que du réel immédiat – si le héro peut accepter de se tuer lui-même c'est qu'en fait ce n'est pas tant lui qu'il tue, qu'une version pour l'instant inexistante. D'ailleurs, formulée autrement, le machin-problématique-à-résoudre du film naît de l'ingérence d'un outre-temps sur la bonne marche du présent, qui lui, merci, n'en demandait pas tant. Dans cette prise au réel concret, la certitude de l'avenir, donc d'une forme de déterminisme, au lieu de dédouaner l'individu de ses liens avec le réel, en devient au contraire l'argument. C'est parce qu'il existe un à-venir que le job au présent doit être pris au sérieux. En ce sens, les tueurs de Looper sont des cadres exécutifs supra-éthiques comme il n'en existe sans doute pas. Comme tout cadre, ils justifient leurs profits des "responsabilités" dont ils ont la charge, mais la responsabilité n'est pas que contractuelle, laissée au bureau 18h passées et fantasmagoriquement cloitrée dans le sous-domaine hermétique de la vie professionnelle. Posséder des responsabilités dans le réel signifie, évidemment, être responsable, en proportion, de l'état de ce réel.
La fin du film entérine cette vision et redouble cette cruauté : lorsque Tueur-0 se suicide afin de tuer Tueur+1 et ainsi éviter la boucle tragique dans laquelle il croit enfoncer le monde, ce n'est l'acte ni d'aucune nécessité naturelle ni d'aucune croyance dans l'aspect autorégulateur de l'avenir. Au fond, de la même manière que rien n'oblige les tueurs à s'exécuter eux-mêmes (d'autres pourraient aussi bien s'en charger) rien n'oblige Tueur-0 à se tuer (sans entrer dans le détail du scénario, une "simple" amputation de l'index aurait fait l'affaire). Mais on en oublierait la loi éthique à laquelle les personnages semblent si incompréhensiblement se plier et qui constitue la morale-de-fond du film : que le réel est toujours l'exercice du réel, c'est à dire l'exercice du présent, qu'il reçoit peut-être ses motivations depuis des temps futurs ou passés mais ne reçoit, actually, jamais ses ordres que du présent ; c'est à dire, rattaché à la morale, que le méfait n'est pas la cause du méfait à venir mais celui du méfait actuel. Dans Looper – et cela explique le ton à la fois tragique et happy-ending de la fin – le mal est évité non par une action de l'avenir, non par une intention, non par un deus ex-machina, non par une responsabilité placée sur l'estrade-excuse du "générale", mais par l'acte clairvoyant du présent sur lui-même. Clairvoyance au bord de la cruauté et au prix, certes, et en cela Looper ne fait sans doute pas un constat très heureux de la règle comportementale qui devrait être celle des hommes, du sacrifice occasionnel de l'existence elle-même.
Parole d'hégélien : Die Weltgeschichte ist das Weltgericht.