15 nov. 2012

La faim de l'esquisse

Il y a un lien évident entre la nature des dernières abstractions (exemple ici ou ) de Richter et la fascination qu'on éprouve à le voir travailler ses toiles dans le documentaire de Corinna Belz. Il y a bien sûr ce moment où Richter, s'adressant enfin à la journaliste, avoue ne pas pouvoir peindre en présence de la caméra, ne pas pouvoir peindre comme si elle - la caméra - n'était pas là. Elle gêne ses gestes et ses attitudes, elle force le peintre à se représenter lui-même entrain de peindre, le prive de tous les bienfaits qu'accompagnent la réclusion ; principalement, celui de n'être momentanément la représentation de personne, de ne momentanément pas ek-sister en se soustrayant au cogito médiatique. Propos intéressant, surtout clairvoyant, duquel je pourrais tirer une énième apologie de l'irreprésentable mais qui, pour le coup, n'est ni étonnant de la part d'une peintre, ni le vrai objet de la fascination.
Tel qu'on le voit, Richter opère en deux étapes répétées : dépôts de couleurs pures sur la toile puis rabattement de la couche à l'aide d'une large raclette. Chaque "trait" de raclette est autant la dissolution de la couche supérieure, étirée plus ou moins uniformément sur toute la surface de la toile, que le dévoilement de la couche intérieure ; les unes et les autres finissant par se mélanger, par devenir la sous-couche d'une nouvelle. À chaque trait, c'est donc toute la peinture qui est chamboulée. Ainsi, "peindre" devient l'enjeu moins d'une technicité que celui d'un commissariat. À quel moment s'arrête l'esquisse, à combien de "trait" se trouve l'équilibre de la toile ? Richter est l'enfant qui joue à 1-2-3-Soleil. Jeu de maternelle dont le pic s'incarne dans l'instant de l'immobilisation, immobilisation qu'il faut sans cesse retarder jusqu'à la dernière limite du compte à rebours si l'on souhaite prendre l'avantage sur les autres joueurs. Jeu de la frontière donc. À la vue de l'Histoire, jeu qui semble être le jeu le plus fascinant jamais mis à disposition des hommes. Sur la côte, quel caillou fait encore parti du territoire ? À quel grain de sable débute l'étranger ? C'est un jeu sans réponse, qui ne peut trouver de terme que dans un geste vaste et imprécis, que dans une hauteur de vue. "Ça s'arrête ici." "On le voit mieux à l'échelle 1/1000." D'ailleurs, quand Richter décide d'arrêter sa toile, c'est sous des prétextes qui semblent confus, qui semblent n'appartenir qu'à lui et ne pas vraiment lui appartenir non plus. En tout cas, des prétextes qui convainquent peu.
Voir Richter peindre, affairé sur son canevas, de dos, c'est avoir envie de lui souffler à l'oreille "Là ! Là, c'est parfait. Arrête-toi". Evidemment, l'arrêt ne vient pas et la toile poursuit ses transformations, parfois à raison se dit-on, une version surpassant clairement la version qu'on aurait souhaité figer, parfois à tord, tant une version précédente nous semble bien supérieure à la nouvelle. Travail fascinant du jugement, travail de l'autotélisme en quelque sorte, lorsque le jugement est laissé à son propre jugement, dépourvu de normes objectives auxquelles se référer et courant le risque tangible et immédiat que la moindre déclaration signe une défaite, une inadéquation. Sorte de réécriture sans juge et sans sauvegarde.
Ça me rappelle cette pratique japonaise, dont j'ai oublié le nom, qui consiste à arrêter son repas à la frontière de la faim. Se nourrir – mais se nourrir à la limite de la satiété, se stopper à son degré-moins-un. Arrêt dont on voit bien en quoi il consiste de droit, mais qui semble impossible à déterminer vraiment.
En tout cas une chose de certaine : une telle recherche ne peut se faire que pas à pas. On voit bien en quoi le personnage du roman de Knut Hamsun, La Faim, serait incapable de se stabiliser dans un tel état. C'est qu'il y a un empressement organique irréductible qui s'accorde mal à la réflexion. Un émigré qui émigre pour des raisons de survie – je veux bien le croire – se moque éperdument de savoir à quel caillou s'arrête la frontière du pays qu'il fuit et à quel caillou commence sa sécurité. À plus tard la fascination pour le détail, car comme toujours, le détail, en plus d'être la résidence du diable, est aussi le privilège des repus. Aisé de s'arrêter au bord de la satiété quand on sait disponible et présente, pour en avoir la preuve sous les yeux, la quantité de nourriture qui permettrait d'aller au-delà.