4 mars 2014

L’année d’après

2013 au cinéma – 4


C'est traitre une typologie. Et pour la dizaine de films que je m'apprête à citer, je vais joyeusement en ignorer 80 (!) autres vus. Certains mériteraient de l’être. La Fille de Nulle Part, Haewon et les hommes. Surtout Mud et la belle asymétrie entre son plan final et le plan final de Take Shelter, où se substitue à l’apocalypse transocéanique le calme plat du détroit du Mississippi. Le chemin parcouru entre ces deux plans suffirait à mettre à mal ce que je m’apprête à développer ici. Mais disons qu’on pardonnera à un type de n’être pas majoritaire s’il est quelque peu signifiant. Bref. Terminant ce tour d’horizon de 2013, je me demande si plus symptomatique que l’individu obsessionnel ne serait pas l’individu fatigué. Dit autrement : le corps en tant qu'il est déterminé par son avoir d’énergie.

Quelque part, l’obsession des quatre filles de Spring Breakers est une force inertielle. Certes. Elles accompliront beaucoup avec cette obsession-là. Mais c'est une inertie en spirale, centrifuge plutôt que droite. Force qui supplante toute volonté autre et ira avaler jusqu’au film lui-même. C’est une présence dans un immuable, immuable et même immunisé contre toute interférence extérieure(1), qui est moins exploration d’un territoire, puisqu’on n’y découvre rien, que ressassement de la zone fantasmatique dans laquelle les héroïnes se trouvent. C’est la réitération d’un élan qui au fond ne s’élance vers rien qu’il n’habite déjà. C’est pourquoi Spring Breakers est un film plutôt lent, étrangement lent quand on y pense, allant presque à l’encontre de ce qu’il filme (du sexe, des armes, des danses), parce que ce qu’il filme, au-delà des apparats, est un point ténu et maniaque. Mouvement de poignet d’une gamine qui, rêvassant, trace indéfiniment le même cercle sur son cahier de cours.
Sping Breakers, d’une certaine façon, fatigue. Il fatigue par procuration et il fatigue à la manière dont un mécanisme de mouvement perpétuel fatigue. Parce que tirant son énergie de celle des ses héroïnes, il n’y découvre qu’une énergie pauvre, dont la conservation est tributaire de son hermétisme (le personnage de Selena Gomez, pas assez hermétique). Mais aucun mouvement n’est perpétuel car aucun milieu n’est isolé – et inversement. Censément infinie et explosive, l’énergie des spring-breakeuses est bien mieux effondrement constant. Ces gamines ne le savent pas, mais elles sont déjà séniles. Version pop à la peau tendue de nos grand-mères grabataires et obsessionnelles.

Fatigue intrinsèque ou extrinsèque, Spring Breakers n’est pas le seul film au bord de l’épuisement. Il y a par exemple Lincoln et le dos éternellement courbé de Daniel Day-Lewis. Sa silhouette avachie dans l’obscurité. C’est peut-être ce qui le sauve, ce Lincoln de Spielberg : d’être déjà épuisé avant que le combat ne commence. De répondre à sa propre fatigue, celle des morts, celle du politique, par une fatigue transmise à tous. Par le rythme à contretemps, à contretemps de la guerre, à contretemps du débat, qu’il impose aux autres – à la façon de ces émissaires confédérés forcés à une croisière incongrue –, qu’il propage comme une infection, par l’entremise de lentes anecdotes orales et de paris à long terme. Au personnage de Lincoln répond d’ailleurs celui de Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones); vieil homme qui n’est inoffensif que parce que vivant sur un rythme qui ne semble plus être le sien et que seul le rythme en différé de Lincoln permettra de réveiller. C’est ainsi dans la simili-fatigue de l’un que la vigueur des autres peut croitre et se réaliser. La fatigue de Lincoln est force politique, sa cambrure le signe de la conviction. Non l’intrépidité, mais la ténacité. La préférence pour une action bonne à une action efficace ; soit constitutionnaliser la liberté versus stopper le carnage de la Sécession.

Il n’y pas que Lincoln qui était déjà fatigué avant son générique d’ouverture. Michael Kohlhaas avec sa fermeté à peine moins que conciliante face à l’extorsion, est déjà la préfiguration du Kohlhaas "énervé" à venir. Kohlhaas et sa constance mutique, son engouement personnel inversement proportionnel à l’idéalisme pour lequel il luttera. C’est le poids écrasant de l’impératif sur l’individu. Dont la force astreignante pèse sur ses épaules avant même qu’il ne lui soit nécessaire de le défendre, de l’incarner.
Il y a aussi Sandra Bullock qui halète dans sa combinaison et s’échine sur les sockets d’un satellite bien sage, et n’halètera pas tellement plus lorsque les fusées exploseront autour d’elle sous les coups de shrapnels spatiaux. S’il me semble avoir lu les Cuarón père et fils invoquer l’importance des quatre éléments naturels dans leur film, l’amerrissage final de Bullock dans Gravity ne représente pas moins une ultime douche froide imposée à une femme trop longtemps assoupie dans son espace abstrait, qu’il se définisse comme théorique (soumis à la loi physique la plus nue) ou mental (polarisé par son deuil). Retournée sur Terre, il est temps pour la dormeuse de se réveiller.
Cette douche brutale façon remise sur pied d’un alcoolique, c’est aussi le coup de poing inaugural/final que reçoit Llewyn Davis dans le film des Coen. Autre individu fatigué, littéralement exhausted, c’est-à-dire "vidé de", face au cours d’un monde qui s’obstine à ne pas vouloir faire de lui Bob Dylan. Rôle qui échoira à un certain Robert Zimmerman sans que Llewyn – ni le monde – n’en comprenne la raison exacte.
Moins optimiste que chez Cuarón, cette douche intemporelle, flashforward masqué qui ouvre le film avant de logiquement le clôturer, est à la fois la cause et l’effet du malheur de Llewyn. Llewyn tire de ce coup l’hébétude avec laquelle il parcourra les 1h40 suivantes, et ces 1h40 suivantes ne le ramèneront qu’à ce coup, qu’à cette hébétude. Fatigue absolument nécessaire alors, puisque cyclique. Llewyn n’a aucune prise sur un monde qui le met K.O. Sur une conjecture dans laquelle il ne rentre simplement pas.

Je peux poursuivre. Par exemple Les Salauds de Claire Denis et la répugnance soumise avec laquelle le film traite son intrigue. À mi-chemin entre Lincoln et Kohlhaas, le visage tiré de Lindon excelle. Avant même de comprendre à quoi d'ignoble il a affaire, son dégout semble déjà-là, déjà parti perdant dès qu'il doit quitter son bateau pour, littéralement, poser un pied à terre. Pas loin, le Ryan Gosling d'Only God Forgives. Vengeur qui n'aura jamais été aussi amorphe dans sa vengeance; sans doute parce qu'elle n'est pas la sienne. Ici le film poursuit l'automatisme de Drive. Mais avec la jolie princesse en moins, qui pouvait fonctionner comme une ébauche de justification, disparait conjointement tout affect. L'énergie n'est plus que développement ou persistance génétique (et c'est bien la mère qui incite l'un à venger l'autre) ; elle n'est plus rien en propre.
A l'opposé de ce mutisme, il y a la parole en flux de la Blue Jasmine de Woody Allen. Parole qui renie le réel, qui ment à soi-même et aux autres, c’est-à-dire parole qui dit le rien, pour finalement apparaitre, avant toute chose, comme refoulement, reniement face à la désagrégation. Celle de Jasmine elle-même. Le rien de la parole est traduction du rien qui guette Jasmine. Ici, l’hyperactivité cache un enraiement, exprime l’urgence d’un individu face à son usure. La parole de Jasmine est surtout parole d’un corps qui étouffe dans sa mise-à-la-marge. À la marge d’une vie huppée, de l’argent, de la grande ville qui étaient siens. Un bon crochet du droit aurait peut-être permis à Jasmine de ne pas tomber dans la folie dans laquelle elle tombera.
Esprit fatigué de n’être plus chez Allen ; corps fatigués d’être trop chez Scorsese. C’est le devenir-limace des traders de The Wolf of Wall Street, qui les menace comme le versant négatif de leur excessivité, l’envers gastéropodique de leur bestialité. Devenir-limace dans le cas de DiCaprio, voir carrément être-limace dans le cas du corps narcotique et flasque de Jonah Hill. À l’inverse de ce corps-là, celui de Redford dans All is Lost. Survivant septuagénaire que la malchance, malgré toute l’ingéniosité avec laquelle il lui répond, fait définitivement baiser les bras. La maitrise d’un milieu, maitrise clairement acquise au fil des ans (le film excelle à représenter cette intelligence des situations, cette adéquation des gestes) ne suffit plus à maintenir l’individu dans ledit milieu, ne suffit plus à pérenniser sa place. C’est alors avec le même calme, celui qu'il use pour réparer son bateau ou pour traverser la tempête, que Redford se laissera couler vers le fond. La fatigue qui s’insinue chez Redford n’est pas musculaire, celle-là il ne cesse de lui triompher malgré son corps vieillissant. C’est une démesure d’échelle. Survivre à la tempête et à la malchance pour découvrir ces immenses tankers parcourant indifféremment l’océan et dont on se demande au service de quoi, exactement, ils sont. Peu d’images en 2013 ont été aussi décourageantes que celles-ci.
Il y a aussi l’indolence du Henri de L’inconnu du lac. Henri qui veut "seulement parler", discuter, se faire un ami, loin du marché sexuel et passionnel auquel participent les autres, et qui ne comprend pas qu’on ne le comprenne pas. Henri est sans doute le vrai héros du film de Guiraudie. Mais c’est un héros à la périphérie. Qui sait qu’on ne le choisira pas – d’où son abattement –, et qu’en effet Franck ne choisira pas. Que le film lui-même ne choisira pas comme héros, tout en démontrant, en creux, que c’était pourtant bien lui qu’il aurait fallu choisir.
On pourrait aussi citer le Michael Fassbender en pleurs de (l’incompréhensiblement mauvais) The Counselor. Individu qui ne "veut plus". Qui ne comprend pas le feedback d’un mouvement qu’il a pourtant lui-même aidé à mettre en marche. Ou encore, l’exact opposé à tout ça : l’individu incommensurablement libre et en mouvement du The Master de Paul Thomas Anderson. Électron qui veut trop "tracer droit" pour céder à la force gravitationnelle d’un Philip Seymour Hoffman, d’abord émerveillé puis agacé.
2013 – en tout cas le 2013 américain si j’en crois ma liste – aura fourmillé de ce rapport "calorique" des individus au monde. Globalement rapport dysfonctionnel, si ce n’est défavorable. Moins dépense que fuite d’énergie. À l’échelle de ce que la plupart y gagnent – ou plutôt y perde : une vie contre le remboursement d’un droit de passage pour Kohlhaas (!) –, le retour sur investissement suffirait à léthargier n’importe qui. Et peut-être moins fuite que constat d’un manque, d’une difficulté. Celle à faire face à un cours trop complexe, trop massif ou trop invraisemblable (le conteneur de All Is Lost, parallélépipède capitaliste flottant au milieu de l’Atlantique par qui tout arrive, criard et improbable, comme une version sarcastique du monolithe kubrickien). Difficulté éprouvée, pour les "simples individus", à être encore des agents.

Le monde était censé finir en 2012. Ceci doit expliquer cela. Marathon dont on aurait allongé la distance sans prévenir. Mais peut-être cette fatigue affichée n’est pas seulement une fatigue énergétique. Peut-être est-elle une fatigue existentielle, j'entends par là une sorte de posture. Moyen de dénonciation ou d’ultime protection face à un "ça n’était pas censé durer". Lui-même que le versant bon-ton du "ça ne peut continuer comme ça". Fatigue d’un constat de l’après, de l’après d’une apocalypse qui n’a pas eu lieu. Autrement dit : constat éberlué que la chute ne trouve pas son fond. Que le mouvement, à l’instant même où l’on espérait que non, semble bien être devenu perpétuel. Et la direction irrémédiable.

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Guerre et Guerre de Laszlo Krasznahorkai, un des plus beaux livres sortit traduits en 2013, synthétise ce rapport. Korim l’archiviste est en possession d’un manuscrit qu’il se met en tête de rendre public. Il fera l’aller de Budapest à New York pour l’y dactylographier et le publier sur internet. Que dit ce manuscrit prophétique ? Rien de vraiment compréhensible. Une histoire de guerre à travers les âges que les quatre mêmes personnages parcourent. Une sorte de bruit sans fureur, pour ainsi dire. De toute façon, Korim lui-même émet des doutes sur le sens "microéconomique" de l’oeuvre. Ça n’entache pas son sens général. Il y a de la guerre ; l’assertion semble suffire. Qu’importe les conditions d’apparition, qu’importe la téléologie, la grille de lecture rétroactive qu’on appliquera à ces guerres. Il y a de la guerre et il faut qu’internet que le monde soit mis au courant.
Du bruit sans fureur : ça pourrait s’appliquer à la prose de Krasznahorkai, qui est aussi celle de Korim. Les phrases-paragraphes de Krasznahorkai sonnent ici(2) comme une usure de la pensée, qui est aussi usure des évènements auxquels la pensée se rapporte, bifurquant entre les temporalités, cherchant un sens que la phrase remet en doute, réexplique, réajuste constamment en son propre sein, incapable ou difficilement capable de passer à la phrase d’après, à l’évènement suivant. Elles produisent un son comme celui d’un instrument s’accordant pour finalement se raccorder, hésitant sur la tonalité dès qu’il en trouve une, car aucune ne lui semblerait juste.
À la fin, l’état inexplicablement guerrier du monde enfin partagé, Korim retournera en Europe pour se suicider – ou tout comme. Chose qu’il avait prévue depuis le début. Mais en bon archiviste, il aura d’abord préservé la trace de sa fatigue avant d’y mettre un terme.
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1: Voir comment chaque situation potentiellement dangereuse ou potentiellement "game changer", telle la rencontre avec Alien, est en fait intégrée, digérée sans peine dans leur spring-break. back

2: Plastiquement, le style de Guerre et Guerre est identique à celui de Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l’ouest par des chemins. À l’est par un cours d’eau., roman précèdent de Krasznahorkai, mais son aura est tout autre. back